Soulignons d’ores et déjà, pour l’intérêt que cela présente pour l’histoire d’Issy, qu’après la mort du comte, sa veuve continuera ses campagnes d’acquisition, les amplifiant même au point de devenir, ensemble avec son fils cadet Émile, le plus gros propriétaire terrien de la commune lorsqu’elle meurt le 9 janvier 1849. La majeure partie – et non la totalité loin s’en faut - de leurs propriétés sera vendue en 1856-57 à une banque se lançant dans la promotion immobilière, le Comptoir central de Crédit, appartenant à la famille Naud.
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Terrains appartenant à la famille Naud. © XDR |
Fort riche depuis le début du siècle, Charles-Pierre, se voit, la Restauration venue, décerner quelques marques de distinction qui l’honorent tout spécialement. Il est en tout premier lieu anobli dès 1815 (par lettres patentes du 3 mars) ; à cette occasion ses armes familiales sont reprises pour y ajouter deux quartiers figurant en premier quartier les armes de la famille de l'Espine du Comtat Venaissin dont il pensait être une branche détachée (avec l’assentiment probable de cette famille qui s’éteindra un siècle plus tard en 1913), ainsi qu’en dernier quartier celles de la famille de Lovat à laquelle il appartenait par sa mère. L’année suivante, en 1816, il reçoit la Légion d’Honneur, avec le grade de chevalier. Et en décembre 1817, il est nommé Secrétaire du roi à la conduite des ambassadeurs. C’est sans doute dans le cadre de ces dernières fonctions qu’il est décoré de l’ordre royal de l’Etoile polaire de Suède et même de l’ordre de Sa Majesté le Roi de Suède, ce roi étant alors l’ancien maréchal français Bernadotte, devenu Charles XIV Jean de Suède.
En contractant de belles alliances matrimoniales, ses enfants (et surtout ses petits-enfants) viendront avec bonheur accompagner et consacrer cette ascension sociale. Le 1er août 1803, sa fille ainée, née de son premier mariage, se marie ainsi avec Bernard-Louis-Théodore Berthier baron de Viviers - qui à son tour deviendra Secrétaire du roi à la conduite des ambassadeurs à la suite de son beau-père. Plus tard, son fils Charles, né de sa seconde union et nommé gentilhomme de la chambre du roi Charles X, épouse en 1827 doña Maria-Eulalia de Carjaval ; leur fille, Eulalie, épousera elle-même Charles-Ferdinand de Bourbon, comte de Busset (fils d’un Pair de France, Lieutenant Général des armées du Roi !).
Auparavant son frère cadet, Émile, également gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi, s’était marié le 17 janvier 1825 avec Suzanna-Maria Wils, fille d’un armateur hollandais, et la même année avait reçu le titre héréditaire de vicomte par lettres patentes du 24 décembre1825.
Au début de 1827 le jeune vicomte est nommé maire d’Issy ; il le restera jusqu’en 1830, année qui voit la révolution de Juillet et les Trois Glorieuses chasser du trône le roi Charles X. Comme à l’époque il n’existe pas encore de bâtiment-mairie à proprement parler, les réunions du Conseil municipal se déroulent au domicile du maire, c’est-à-dire en l’occurrence à l’ancien château des Conti, jusqu’à la dernière année de son mandat où est enfin louée une « maison commune ». Son frère, le comte Charles, au même titre que les neuf autres plus gros contribuables de la commune, est convié aux délibérations portant sur les questions financières. Le budget, en excédent en 1827, apparaît difficile à équilibrer. Aux dépenses ordinaires ou déjà engagées comme l’achat et la réfection du presbytère et la gestion de l’instruction primaire, se sont en effet ajoutées de lourdes opérations de voirie. Sujets très discutés, le pavage et le réaménagement des rues engendrent des coûts sans précédent qui ne peuvent être compensés par les faibles mesures imaginées par la municipalité pour augmenter les recettes, à l’exemple de l’instauration d’un régime de location du lavoir, qui suscite évidemment parmi les Isséens.nes des réactions risquant de « compromettre la tranquillité publique » (délibération du 15 mai 1828) et pour ce motif ne sera finalement appliqué qu’aux blanchisseurs professionnels.
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Paysage signé Michallon © XDR
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Le fils du vicomte, devenu comte de l’Espine après la mort de son oncle, s’alliera à son tour à un grand nom de la noblesse française en épousant Hortense Tascher de la Pagerie. Leur fille, Hortense-Eugénie, fera de même en se mariant le 24 novembre 1887 au prince Louis de Croÿ. En 1930, elle fera donation au musée du Louvre de la collection de tableaux et dessins de son aïeul, dont l’intérêt et l’importance seront jugés suffisants pour justifier l’organisation d’une exposition présentée dans la foulée. Car l’homme d’affaires « redoutable » qu’est cet aïeul, Charles-Pierre de L’Espine, est aussi un amateur d’art avisé. La très belle collection qu’il a réunie comprend notamment des centaines de dessins et de tableaux de paysage dus à des élèves de Pierre-Henri de Valenciennes.
Parmi ceux-ci, le réputé Achille-Etna Michallon (22 octobre 1796 – 24 septembre 1822), premier lauréat en 1817 du Prix de Rome de Paysage historique tout juste institué, occupe une place particulière du fait des rapports amicaux qu’il entretient avec ses fils, comme la correspondance qu’ils échangent en témoigne. Dans l’une de ses premières lettres, signée du 9 juillet 1817, le peintre les remercie de leur amitié et de leurs encouragements, particulièrement appréciés à un moment où le Prix de Rome ne lui a pas encore été attribué.
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Œuvre de Michallon © XDR |
Dans une autre, un an plus tard, il partage l’enchantement ressenti devant les montagnes italiennes et leurs paysages avec Charles qui, désirant peut-être s’essayer lui-même à la peinture, a fait le voyage d’Italie. Dans un troisième courrier, il lui confie ses projets de voyage en Italie du Sud …
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La chapelle © XDR |
Laissant à ses descendants une belle fortune, évaluée à plus de 4 millions de francs de l’époque,
Charles-Pierre de l’Espine meurt le 10 décembre 1821 à Paris, sans doute dans ses appartements du magnifique Hôtel de la Monnaie quai Conti où il logeait depuis sa prise de fonctions de Directeur de la Monnaie de Paris. Il est inhumé dans la concession qu’il avait acquise au cimetière du Père Lachaise, en train de devenir le cimetière prestigieux qu’il est encore aujourd’hui, et où il s’était fait construire une chapelle funéraire pour lui-même, ses parents et ses enfants (à gauche).
Issu de la bonne bourgeoisie parisienne et francilienne, Charles-Pierre de l’Espine avait su saisir l’opportunité née de la Révolution de briser un « plafond de verre » en se faisant admettre au sein de la noblesse française, ce qui n’aurait pas été possible sous l’Ancien Régime. C’était aussi un homme de goût, qui sut entre autres conduire avec maestria la restauration d’un élément patrimonial de valeur comme la propriété des Conti à Issy et protéger de son mécénat les premiers pas d’un genre pictural, la peinture de paysage, qui allait devenir emblématique de l’art du XIXe siècle. Assurément une autre piste à étudier, à découvrir !
Florian Goutagneux
Sources
Pierre Miquel, Hugo touriste, éd. La Palatine, 1958
Musée du Louvre, Département des Arts graphiques / Cabinet des dessins / fonds des autographes, Don en 1930 de la Princesse Louis de Croÿ-Dulmen, née Eugénie Marie Caroline Amélie Henriette Hortense de L’Espine
Chiara Stefani, in Achille-Etna Michallon, catalogue d’exposition sous la dir. de Vincent Pomarède, exposition Pavillon de Flore, Musée du Louvre, 10 mars - 10 juin 1994, R.M.N., 1994 (ill.n° 6, p. 95)
A. Sérullaz, V. de Chillaz, Souvenirs de voyages : autographes et dessins français du XIXe siècle, catalogue de la 99e exposition du Cabinet des dessins, Musée du Louvre, 27 février-18 mai 1992, Paris, R.M.N, 1992