28 avril 2015

Arménie - 6

Karekin Hovsepian, un Isséen rescapé du génocide arménien de 1915      

Dans l'empire ottoman
Karekin Hovsepian est né dans l’Empire ottoman sous le règne d’Abdül-Hamid II surnommé le Sanglant ou le Sultan rouge qui règne depuis 1876 et est détrôné en 1909 au profit de son frère Mehmed V. Il naît en 1906 à Sivas, ville située à 400 kilomètres à l’est d’Ankara sur le fleuve Kizil Irmak qui se jette dans la mer Noire. La famille Hovsepian compte quatorze enfants.

Les Arméniens qui avaient vécu tranquillement pendant des siècles sous domination ottomane voient leur sort empirer à la fin du XIXe siècle. Des massacres sont perpétués sous Abdül-Hamid II de 1894 à 1896, en particulier en Anatolie. Au début du XXe siècle, l’Empire ottoman fait la guerre dans la péninsule balkanique et à l’Italie en 1911. Il s’allie en août 1914 à la Triplice (Allemagne et Autriche-Hongrie) contre son ennemie la plus proche, la Russie qui fait partie de la Triple Entente avec la France et le Royaume-Uni. L’opération franco-britannique dans les Dardanelles d’août 1915 à janvier 1916 vise à forcer les détroits turcs et à soulager la Russie mais c’est un flagrant échec. 

Les massacres
Alors que l’Empire ottoman combat sur plusieurs fronts en Méditerranée orientale, la décision est prise de tuer et de déplacer sa population arménienne considérée comme une ennemie de l’intérieur. Des militaires et des miliciens commencent par pendre les élites arméniennes avant de s’en prendre au reste de la population. Il y eut des centaines de milliers de morts tués volontairement ou épuisés par les marches forcées vers le sud de l’Anatolie. Un peu plus de la moitié des Arméniens seulement parvint à quitter l’Empire ottoman.
C’est ce contexte tragique qu’à l’âge de 9 ans, Karekin Hovsepian vécut sans pouvoir l’évoquer avant d’être nonagénaire. Il a toujours ignoré ce que devinrent son père, son oncle paternel, quatre de ses frères et ses sœurs. Sa mère fut éventrée sous ses yeux d’enfant ; le tablier de celle-ci se tachait progressivement de sang. Il en garda toute sa vie l’horreur de la couleur rouge. Quant à lui, il reçut un coup de sabre à l’arrière de la tête. Bien plus tard, à toute interrogation sur sa balafre d’une oreille à l’autre, il répondait qu’il était « tombé dans une piscine », faute de pouvoir dire la vérité ! Laissé pour mort par les assassins, il fut recueilli par un paysan turc qui lui affirme : « Si Allah veut que tu vives, tu garderas mes chèvres ». C’est ce qu’il a fait pendant cinq ans remplaçant le fils de ce paysan mort de rougeole. Estimant avoir suffisamment payé sa dette et âgé de 14 ans, il part sans chaussures, le ventre vide. Pour survivre, il mange de l’herbe et suce des cailloux. 

L'orphelinat de Beyrouth
Il finit par arriver à Beyrouth au Liban placé sous protectorat français, à plus de 660 kilomètres à vol d’oiseau de sa ville natale. Il est accueilli dans un orphelinat américain à Beyrouth ; enfin nourri convenablement, il commence à grandir et à atteindre sa taille adulte.

Mariam Guzikian et ses enfants.  Le passeport est daté du 5 mai 1926.
Le motif est net : c’est « pour travailler ».
La France après la saignée de la Grande Guerre a besoin de main d’œuvre.
Coll. familiale
C’est à l’orphelinat qu’il fait la connaissance de Mariam Guzikian. Cette femme et mère de trois enfants était devenue veuve à l’âge de vingt ans. Incorporée au convoi de Gürün (130 km au sud de Sivas), elle avait trouvé la force d’allaiter son bébé ainsi que les enfants du convoi qui en avaient besoin. Dans ce convoi, comme d’autres enfants sacrifiés, ses deux filles avaient été attachées par le poignet pour être jetées dans l’Euphrate et s’y noyer. L’une, Dicranouhi, pleurait si fort qu’un militaire la détacha et la remplaça par une autre petite victime. C’est ainsi que la future femme de Karekin Hovsepian fut sauvée mais hélas pas sa sœur. Les ossements des malheureux peuvent être encore retrouvés dans les champs proches des zones de massacres…

L'arrivée en France
Karekin Hovsepian, photo du passeport
1925. Coll. personnelle.
En 1925, Karekin Hovsepian  (à gauche) obtient un passeport pour venir travailler en France, délivré par les autorités françaises qui exercent un mandat sur la Syrie et le Liban. Ses papiers mentionnent « Originaire de Turquie naturalisé Libanais. ». Le motif déclaré est « rejoint ses parents » alors que ses proches ont été massacrés dix ans auparavant. La date de naissance de 1903 est erronée : il est né en 1906. Passeport à l’étranger valable pour 1 an… délivré à Beyrouth le 19 juin 1926 par le représentant du Haut-Commissaire (c’est Weygand à l’époque).
Mariam Guzikian reçoit aussi le sien l’année suivante. Dès novembre 1926, elle embarque pour Marseille avec sa fille et son fils (photo du passeport ci-dessus) mais aussi avec Karekin qu’elle choisit pour gendre. Arrivés en France, la mère et ses enfants sont employés et logés par des entreprises de soierie d’Aubenas en Ardèche tandis que Karekin Hovsepian devient maçon. Le mariage de Dicranouhi et de Karekin y est célébré le 30 avril 1927 et un garçon naît l’année suivante ; il est élevé par sa grand-mère. Ensuite, la famille vient s’installer à Tarare (Rhône) où naît leur fille Azadouhi (Liberté en arménien)-Nicole. 

L'installation à Issy-les-Moulineaux
En 1947, les parents viennent à Paris pour voir leur fils garagiste chez Renault et visiter une exposition. Logés chez une tante à Issy-les-Moulineaux, ils repèrent et achètent une maison située à l’angle des rues des Travailleurs et de la Fraternité. Ils s’y installent en 1950. Karekin continue à travailler comme maçon chez Citroën d’abord à Paris puis à Aulnay s/s Bois (Seine-Saint-Denis) pour préparer les chaînes de montage. Dicranouhi, quant à elle, fait de la confection à domicile, en particulier des chemisiers. D’après sa fille, elle était « toujours très chic, une poupée, avec une forte personnalité ». Avec trois autres personnes, elle achète au 27 rue de la Défense la Maison de la Culture arménienne pour y assurer des cours de danse et d’arménien, y compris la préparation au baccalauréat. Présidente de la Croix-Bleue arménienne au niveau local puis national, elle impose à sa fille d’en faire partie lorsque celle-ci est âgée de 17 ans. Dicranouhi Hovsepian décède le 14 août 2002 après avoir survécu sept ans à son mari.

La mémoire
Ce n’est qu’à 91 ans que Karekin Hovsepian très gravement malade raconte à sa fille et à sa petite-fille les événements tragiques qu’il a vécus dans son enfance. À la veille de sa mort, il utilise fièrement pour la première fois un téléphone portable, celui de son petit-fils ; c’est pour téléphoner à son arrière petite-fille ! « Il a survécu au génocide, il a eu faim, il a eu soif » mais il est mort en paix le 30 janvier 1995, entouré de ses proches. Très protecteur envers ses enfants et petits-enfants, il fut « le plus charmant des papys » mais fut également très admiré par son beau-frère qui l’adulait. P. Maestracci

Je ne saurais trop témoigner de ma gratitude envers Nicole Essayan qui m’a narré avec émotion l’histoire de sa famille et accepté de la faire connaître à Historim.
Merci aussi à M. René Barrière qui a permis que ce témoignage poignant soit recueilli.







Photographies (collection familiale)



1° Karekin Hovsepian en 1925. Ses papiers mentionnent « Originaire de Turquie naturalisé Libanais. ». Le motif déclaré est « rejoint ses parents » alors que ses proches ont été massacrés dix ans auparavant. La date de naissance de 1903 est erronée : il est né en 1906.

Passeport à l’étranger valable pour 1 an… délivré à Beyrouth le 19 juin 1926 par le représntant du Haut-Commissaire (c’est Weygand à l’époque ).



2° Mariam Guzikian et ses enfants Dicranouhi et Garabed , tous deux âgés de 12 ans d’après le document. En réalité, la fille a 2 ans de plus que son frère et est nettement plus grande.

Le passeport est daté du 5 mai 1926. Le motif est net : c’est « pour travailler ». La France après la saignée de la Grande Guerre a besoin de main d’œuvre.



3° Karekin Hovsepian en 1990.



Citoyen français depuis le 12 juin 1953, il a vécu de longues années à Issy-les-Moulineaux où sa famille vit toujours et garde précieusement son souvneir.

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