Mais à cela s’ajoute que l’âge héroïque de l’ère spatiale, 1958-1969, coïncide avec la présidence De Gaulle, du Conseil puis de la République. Présidence attachée, on s’en souvient, à la souveraineté nationale, notamment technologique. L’Etat a donc encouragé le CNET, son bras séculier pour le développement des télécommunications, à s’y engager sensiblement plus vite que chez nos voisins, à l’époque plus atlanticistes (Donald Trump n’avait pas encore été élu). Au CNET, c’est Pierre Marzin qui conduira cette politique, d’abord comme son remarquable directeur de 1954 à 1967, puis comme Directeur général des Télécommunications jusqu’en 1971.
Et en réalité, cet engagement commence même avant les débuts de l’ère spatiale.
Dès la création du CNET en mai 1944 figure en effet parmi ses objectifs l’étude des transmissions hertziennes en haute atmosphère, donc au contact avec l’espace. Quelques années plus tard, il participe à la réalisation des transmissions des premières fusées françaises Véronique et Monica (des fusées-sondes, c.à.d. sans capacité orbitale) qui volent à partir de 1952 jusqu’à des altitudes de plusieurs centaines de kilomètres.
Ce programme remarquable - aucun satellite n’existe encore - ne sera jamais conduit à son terme, en tout cas pas comme prévu, pour des raisons entièrement externes. Le lancement inattendu fin 1957 de Spoutnik et la course à l’espace qui s’en suit changent en effet soudain la donne. Revenu au pouvoir mi-1958 et constatant l’absence de toute stratégie française en la matière, le général De Gaulle crée dès janvier 1959 un Comité des Recherches Spatiales, ou CRS, chargé d’élaborer des propositions sur le rôle que pourrait y jouer la France. En 1959, le CNET est en fait le principal acteur spatial français, recevant à lui seul 40 % des budgets nationaux. Et en mars, il crée très logiquement son propre département spatial (appelé par la suite RSR ou Recherches Spatiales Radioélectriques) placé sous la houlette d’un polytechnicien, François du Castel. Il le dirigera vingt ans.
Fin 1961, De Gaulle annonce approuver les recommandations du CRS et le remplacer par une structure aux pouvoirs renforcés chargée de les appliquer et de fédérer l’effort spatial français. Ce sera le Centre National d’Etudes Spatiales ou CNES, en ordre de marche à partir de 1962. Dès lors, le passage de certaines prérogatives du CNET vers le CNES semble inévitable, et c’est ce qui se passera. La création du CNES s’accompagne en outre d’un programme prioritaire, celui du lanceur orbital Diamant. Les fusées-sondes du CNET passent au second plan.
Une nouvelle campagne de tirs est néanmoins conduite en 1962, cette fois au Centre d’Essai et Recherche d’Engins Spatiaux (CERES) de l’île du Levant, sur la Côte d’Azur. Quatre fusées sont lancées. Ce seront les dernières tirées sous responsabilité CNET.
Deux autres tirs sont encore réalisés en octobre 1964 à l’Ile du Levant, mais désormais par le CNES, puis deux derniers fin 1970 au centre d’essai de Biscarosse dans les Landes. Avec une majorité de tirs réussis, le programme peut être qualifié de succès. Mais bousculé par les événements, il aura été largement amputé ou réalisé sous d’autres égides. La France est entretemps devenue la troisième puissance spatiale au monde, et le CNES l’unique organe étatique en charge des vols spatiaux. Les fusées-sondes développées sur spécifications CNET seront les dernières de la sorte. Mais elles n’en connaîtront pas moins un beau succès auprès d’autres utilisateurs français et étrangers – mais désormais sous tutelle CNES ou Sud-Aviation …
Le rôle du CNET comme responsable d’un projet spatial ne s’arrête toutefois pas là.
Une « première » française …
En 1959, assommés par Spoutnik, les Etats-Unis serrent les rangs de leurs alliés. Ils leur proposent d’embarquer des instruments de leur conception à bord de leurs satellites. De Gaulle pense à juste titre que c’est un moyen d’aider la France à rattraper son retard. A sa demande, le CRS trouve un premier accord en 1961. Puis celui-ci évoluera deux ans plus tard en un projet de satellite français à lancer par une fusée américaine.
Ce satellite, FR1 ou « Fréquences Radio 1 », sera le premier développé sous responsabilité du CNES entretemps créé. C’est un satellite scientifique (Astérix, que doit lancer Diamant, n’est lui qu’un démonstrateur). Sa mission étant l’étude de la propagation des ondes électromagnétiques de basse fréquence dans la haute atmosphère, la réalisation de son instrumentation est confiée au CNET. Et pendant cette période de transition, la mise en œuvre se fera sous responsabilité conjointe CNET et CNES.
Aussi en 1959 et toujours sous le choc de Spoutnik, les Etats-Unis annoncent la mise en route d’un programme de satellites de télécommunications. Il faut être deux pour communiquer et, comme pour le cas précédent, ils invitent leurs alliés à s’associer aux premières expérimentations.
Au CNET, son directeur Pierre Marzin suit les travaux américains depuis des années. Il pense qu’il faut saisir l’occasion et en convainc le CRS. La première étape pour les Américains consistera à lancer un satellite-ballon passif de 30 mètres de diamètre, gonflé en orbite. Il sera recouvert d’une surface métallisée permettant, comme son nom « Echo » l’indique, la réflexion d’ondes hertziennes entre deux points du globe. Bien que cette première expérimentation ne concerne que le territoire américain, le principe retenu permet une diffusion plus large du signal. Avec l’accord du CRS, le CNET réalise donc un système d’antenne à même de le recevoir à Issy-les-Moulineaux. Il semble toutefois que ce ne soit pas sur le site du CNET mais au Fort d’Issy - qui sert à l’époque souvent de site d’expérimentation de transmissions - que l’antenne soit finalement installée, probablement pour profiter d’un horizon plus dégagé.
Le satellite Echo 1A est lancé le 12 août 1960. Dès le premier jour puis les jours suivants, il renvoie un message du président Eisenhower de la côte ouest des Etats-Unis à sa côte est. Et l’écho de ce signal est effectivement reçu … à Issy ! C’est probablement la toute première transmission hertzienne transocéanique au monde *. C’est un événement clé de l’histoire des communications, et même de l’histoire tout court. Fort de ce succès, le CNET construira une deuxième antenne améliorée et plus encombrante qu’il montera sur le site du radiotélescope de Nançay dans le Cher et qui recevra d’autres signaux à partir de décembre.
Marzin, et derrière lui De Gaulle sont convaincus qu’ils sont l’avenir et qu’il faut immédiatement y associer la France. Un accord est signé en avril 1961 entre les deux pays, au titre duquel le CNET réalisera une première station européenne de réception.
Les temps sont très courts. Malgré la préférence de De Gaulle pour un émetteur-récepteur entièrement français, il faut y renoncer au profit d’un exemplaire identique à ceux que construisent les Etats-Unis pour eux-mêmes, mais complété, monté et opéré par le CNET. Il prend, comme pour celui utilisé pour Echo 1, la forme d’une sorte de gigantesque cornet acoustique, mais en réalité évidemment électronique, qui semble tout droit sorti du cerveau d’un professeur Tournesol dérangé. Le cornet d’Echo 1 mesurait 15 mètres de long, celui désormais prévu en mesure … 54 (la référence à Tournesol n’est pas déplacée. Quelques années plus tard, le cornet d’Echo 1 recevra des rayonnements inexpliqués qui se révéleront être ceux du fond cosmologique diffus, première image du « big-bang » et l’une des plus grandes découvertes de l’astrophysique).
Pour des raisons de taille et d’orientation, il faut renoncer à installer ce cornet de 54 mètres à Issy. Le CNET le monte donc sous un radôme construit à proximité d’une annexe qu’il ouvre à Lannion en Bretagne : ce sera la station de Pleumeur-Bodou. Elle est prête et opérationnelle en un temps record. Le satellite Telstar 1 est lancé le 10 juillet 1962. Quelques heures plus tard le 11 juillet à 0h 49, le CNET reçoit d’Amérique les premières images télévisées ayant jamais traversé un océan, d’une parfaite qualité. L’ère des télécommunications intercontinentales commence. La transmission dure 20 minutes, ainsi qu’il était prévu. Elle déclenche un engouement médiatique considérable. L’opération sera répétée dans les deux sens avec succès dans les jours et semaines suivants. Le processus est très vite opérationnel. Dès le 23 juillet débutent les premières transmissions publiques en mondovision.
En 1961, toujours dans le contexte d’indépendance gaullienne, le CNET commence le développement d’un radiotélescope d’un type nouveau, plus spécialement adapté à l’étude des ondes électromagnétiques en provenance de la haute atmosphère et de l’espace proche. Soutenu par la communauté des radioastronomes, et conduit avec l’aide du CNRS puis du CNES, le projet donne naissance au Radar à diffusion incohérente de Saint-Santin (du nom d’une commune du Cantal où il sera en partie installé). Opérationnel à partir de 1965, il permet de réaliser la première carte thermique de la haute atmosphère.
Des améliorations apportées à partir de 1967 élargissent son champ à l’étude des aurores boréales et autres phénomènes de la région polaire. C’est une des priorités scientifiques du CRS retenues six ans plus tôt par De Gaulle. La France propose alors la création d’un organisme international dédié à ces sujets. Ce sera l’EISCAT ou European Incoherent Scatter Scientific Association, fondée en 1975 et regroupant initialement France, Finlande, Norvège, Suède, Allemagne et Royaume-Uni. Devenu un outil important de la communauté spatiale, l’EISCAT sert aujourd’hui à l'étude des interactions de la haute atmosphère et du champ magnétique avec le vent solaire (dont toujours les aurores boréales), au suivi des météorites et débris spatiaux, à la science du GPS, à la météorologie, et à la recherche sur le climat.
Le 25 juin 1966, le général De Gaulle engage un voyage historique d’une semaine dans l’URSS brejnévienne. Il devient le premier dirigeant occidental à visiter le centre spatial de Baïkonour. Il signe quelques jours plus tard à Moscou un important traité de coopération spatiale entre les deux pays. Pour le général, il s’agit de « dépasser la logique d’affrontement des deux blocs », de renforcer l’autonomie de la France vis-à-vis de l’Amérique, et aussi de tirer la leçon des évidentes difficultés de l’Europe à développer en commun un lanceur puissant (la fusée Europa, qui sera du reste bientôt abandonnée au profit du projet franco-européen Ariane). Ce traité servira de cadre à la coopération entre les deux pays jusqu’à l’invasion de l’Ukraine.
Sa première application en est la réalisation d’un satellite français ROSEAU dédié à l'étude de la magnétosphère. Il sera lancé par une fusée soviétique. L’instrumentation en est de nouveau confiée au CNET et François du Castel - qui y conduit toujours le Département spatial - est le directeur scientifique du programme. Bien que soutenu par la communauté scientifique, celui-ci sera malheureusement annulé deux ans plus tard au lendemain des événements de mai 1968 pour des raisons budgétaires. Il sera ultérieurement remplacé par deux satellites Sret 1 & 2 plus modestes, effectivement lancés par l’URSS au début des années 1970, mais de moindre implication CNET.
Le CNET participe à de nombreux autres programmes spatiaux de moindre importance qu’il serait fastidieux de citer. A la fin des années 1960, le spatial occupe près d’un tiers de son personnel et représente les deux tiers de son budget (l’espace coûte cher !). Mais il reste un centre de recherche. La montée en puissance du CNES et des grands industriels (Aérospatiale, Matra, Thomson, Alcatel …) jointe à la maturation progressive des programmes spatiaux font que son temps est bientôt révolu comme maître d’œuvre, que ce soit d’un programme spatial entier ou de son instrumentation. Son rôle comme équipementier et/ou interlocuteur reste. Le CNET sera notamment impliqué dans la réalisation des satellites européens expérimentaux « Orbital Test Satellite » ou OTS en orbite à partir de 1977, de ceux de télécommunication entre navires et terre ferme « Maritime European Communications Satellite » ou MARECS (1981), des premiers satellites opérationnels européens « European Communication Satellite » ou ECS (1983), ou encore des premiers satellites opérationnels français TELECOM 1A et 1B (1984).
Il deviendra l’interlocuteur technique français d’INTELSAT, l’organisation internationale qui gère l’utilisation des satellites de télécommunications d’origine américaine. Et comme il est rappelé dans un autre d’article d’Historim, il participera à la création d’EUTELSAT, l’homologue européen d’Intelsat qui sera d’ailleurs abrité dans les locaux CNET d’Issy avant de se transférer à la tour Montparnasse à Paris, puis dans le quartier de la porte Balard (très exactement rue de la Montagne-de-la-Farge) avant de revenir… à Issy-les-Moulineaux, à un jet de pierre du site historique du CNET.
Pierre Baland, ingénieur spatial
1er mai 2025
Principales sources :
- ATTEN Michel, La construction du CNET, 1940-1965, éditeur Réseaux. Communication-Technologie-Société, 1996
- BERTHO Alain, Le CNET dans le système de recherche publique, éditeur CNET, 1986
- GUILLOU Michel, Les débuts des télécommunications par satellites (1959-1969), éditeur IGPDE
- Revue « Air & Cosmos »
- sites NASA