8 juin 2022

Le Raphia : une usine au centre d'Issy et de la Seconde Guerre mondiale

Le site de l’actuel « Cœur de Ville » est un très ancien lieu industriel dont l’histoire est aujourd’hui mieux connue, grâce aux recherches publiées ce mois-ci par un de nos Historimiens. Depuis le début du XXe siècle, s’y sont succédé la Biscuiterie Guillout, puis la Société Peugeot à la fin de la Première Guerre mondiale (http://www.historim.fr/2022/05/peugeot-issy-1917-1937.html), et enfin le CNET. Ce passé n’en recélait pas moins encore une surprise de taille : un intermède de quelques années pendant la Seconde Guerre mondiale riche en péripéties et en rebondissements divers que l’on va vous relater…

Vue générale de l'usine S.A.F.I. à Issy-les-Moulineaux. 

Gros plan sur l'usine S.A.F.I.
Tout commence avec l’usine de la « Société Anonyme Française l’Incombustibilité », ou S.A.F.I., située à Stains, spécialisée dans les peintures ignifuges et, de manière plus générale, dans les peintures de sécurité. Puis, pour répondre aux demandes de l’armée, elle ajoute à ses productions la fabrication du matériel de camouflage d'engins militaires sous toutes ses formes, notamment les filets. Ce secteur devient très rapidement emblématique et, puisque le raphia y est utilisé comme matière première principale, c’est sous ce nom de "raphia" qu’est bientôt communément désignée l’usine située à Issy-les-Moulineaux.
A la fin de l’année 1936, l'usine est transférée à Issy-les-Moulineaux aux n°s 1 et 3, avenue de la République (ci-dessus), en lien avec la préparation et la participation à l’Exposition internationale de 1937. Les terrains sont loués à la Société des Automobiles Peugeot. Deux autres établissements de plus petites dimensions (7 000/8 500 m2) sont installées ; le premier situé boulevard Garibaldi au n° 16 ; le second, aux n°s 135-137, avenue de Verdun.
 
Immédiatement après la déclaration de la guerre le 3 septembre 1939, l’entreprise poursuit les fabrications qu’elle a en cours pour la Marine française (ci-contre). Elle accentue sa spécialisation dans le matériel de camouflage, pour lequel la demande est forte. Les commandes se multiplient de la part de toutes les armes et formations militaires : en février et mars 1940, le ministère de l’Armement passe par exemple un marché qui est triplé le mois suivant. Parallèlement, à la suite de directives nouvelles données par le ministère de l’Intérieur, le procédé « M.A.3 Défense passive » est produit par centaines de tonnes. En bref, la production de la S.A.F.I. connaît alors un développement prodigieux ; elle couvre bientôt 90 % des besoins de l’armement français. 

Sous contrôle allemand - 1940-44
Le 13 juin 1940, à la suite de l’invasion de la France, l’entreprise cesse toute activité et reçoit l’ordre de replier une partie de son matériel et de son personnel dans les Landes, près de Dax. Mais, de leur côté, les autorités militaires allemandes s’intéressent aussi à ses fabrications. 
L’armistice à peine signé, dès le 27 juin, puis à nouveau à la fin du mois de juillet, une commission d’officiers supérieurs de la Wehrmacht vient visiter l’usine et ordonne sa remise en marche. C’est le célèbre organisme de génie civil du Troisième Reich, l’Organisation Todt, qui se charge de mettre la main sur la fabrication. 
La société procède parallèlement à un embauchage massif. L’effectif se monte d’abord à environ 6 000 employés, puis atteint le chiffre considérable de 8 500 salariés. Le souci de conserver autant que possible toute sa main-d’œuvre disponible conduit à brider tout départ d’ouvriers vers l’Allemagne (comme cela pourrait être le cas dans le cadre de la politique nationale de libération des prisonniers). Ce personnel est du reste presqu’entièrement féminin, et donc de facto moins concerné. Il est par ailleurs dans son ensemble en très grande majorité local, composé surtout d’Isséens et, dans une moindre mesure, d’habitants des communes voisines (Boulogne-Billancourt, Meudon, Clamart, Malakoff, 14e et 15e arrondissements de Paris). 

Atelier et machines de l'usine S.A.F.I.
Le travail est organisé de façon à assurer un fonctionnement le plus rentable possible, c’est-à-dire de façon continue 24 heures sur 24, avec la mise en place d’un système de rotation de trois équipes qui se relaient sur le mode très habituel des trois-huit : le matin, l’après-midi et la nuit.
Il s’agit en effet de répondre aux exigences des Autorités allemandes qui vont croissant, à la fois sur le rythme de production et sur la qualité des produits. Ainsi la première commande qui est passée est non seulement très importante en volume, mais elle porte aussi sur un nouveau filet de camouflage tout juste mis au point. 

Son installation suscite d’ailleurs son lot de plaintes de la part des riverains dénonçant d’insupportables troubles de jouissance, qu’il s’agisse d’odeurs d'acides incommodantes et/ou d’éclaboussures sur leurs habitations pendant les livraisons de matériaux et les chargements des camions. La mairie ne se fait pas faute de relayer ces plaintes auprès du directeur de l’usine. Elle y ajoute les siennes. D’autres embarras tout aussi dérangeants sont remarqués : « Par suite de dépôts de matériaux, les deux bouches d’égout, situées aux angles de la rue Horace-Vernet et de l’avenue de la République, sont obstruées et ne permettent plus l’écoulement des eaux du caniveau » (courrier du 22 mai 1942).
A ces griefs s'en ajoute un autre, qui relève de dangereuses négligences dans le transport des marchandises : 
« Les camions sèment par toutes les voies de la ville une partie de leurs chargements qui tombent un peu partout sur la chaussée et les trottoirs » (courrier du 23 juillet 1941).
 
L’administration reproche aussi à l'entreprise de nombreux retards dans le dépôt des déclarations d’accidents du travail - lesquels apparaissent assez nombreux. Les faits dénoncés sont lourds : les produits chimiques (pigments, oxyde de zinc, sulfate d’ammoniaque et autres) utilisés pour colorer le raphia sont accusés d’être extrêmement toxiques, de ronger les mains et de brûler les yeux.
 
La grève du 7 avril 1941
Or, début avril 1941, l’entreprise décide de modifier le mode de rétribution des ouvriers en cessant de payer le travail à l’heure pour le remplacer par un salaire aux pièces. Ce changement va cristalliser le mécontentement du personnel. Le 7 avril 1941, un mot d’ordre de grève est lancé et, dans trois ateliers, les équipes d’ouvrières décident de cesser le travail (ci-dessous). 

Ouvrières en grève, 7 avril 1941.
Un témoin raconte le déroulement des événements : « La grève éclata à 10 h, dura ¼ d’heure et les ouvrières quittèrent l’usine sans incident. Les ouvrières attendirent dans la rue l’équipe de l’après-midi pour leur expliquer leur décision […]. Vers 16 h les ouvrières de la 2e équipe décidèrent de débrayer […] La directrice du personnel] énervée s’adressait aux ouvrières et leur disait : « Soyez raisonnables, si vous ne vous remettez pas au travail les Allemands vont prendre des otages et les fusilleront »[…] La police est arrivée. Les ouvrières refusant de sortir, un commissaire de police de Paris fit évacuer l’usine et le travail cessa. A 22 h. le travail de la 3équipe reprit jusqu’à 0 h. [le personnel présent restant sur place… ]. Je dois dire que pendant la nuit les gardes-mobiles qui occupaient l’usine dansèrent avec les ouvrières…
A 8 h 1/5 nous parvînmes à un accord sur les nouveaux tarifs et chacun signa pour son atelier respectif. Les ouvrières, au retour des délégués qui avaient signé, manifestèrent dans la rue, les accusant d’avoir été payés par la direction pour accepter les nouveaux tarifs, ainsi que contre les chefs. » (Déposition d’un chef d’atelier, avril 1941).
 
Cette succession de débrayages, qui n’est pas générale à toute l’usine et ne dure que 24 heures, n’en a pas moins un certain retentissement : l’arrestation de 11 personnes, l’évacuation de l’usine donne elle aussi lieu à des arrestations. D’autres actions ont suivi. Ainsi pendant la même année 1941, et en avril encore, trois départs de feu ont lieu, d’ailleurs attribués, notons-le, à la Résistance, et le 24 novembre, une autre tentative de grève provoque une nouvelle fois l’intervention de la police et l’arrestation de 2 personnes. L’année suivante enfin, le 8 mai 1942 à 23 h, un incendie, tenu pour être d’origine criminelle, se déclenche dans les locaux.

A la suite de ces événements et dans le souci d'améliorer le climat resté tendu à l'intérieur de l'usine, la société s’attache pendant l’année 1942 à mettre en œuvre une politique sociale plus active (ci-contre), avec club sportif, au stade de l'île Saint-Germain, service médical, colonie de vacances, etc. 
Les Autorités allemandes s’affirment très exigeantes et se déclarent très tôt, dès l’automne 1940, insatisfaites des rendements de l’entreprise. Aussi le 10 octobre 1940, l’Organisation Todt délègue-t-elle un de ses membres comme Commissaire contrôleur – en vain toutefois, car celui-ci ne parvient pas empêcher un arrêt de la fabrication jusqu’en décembre 1940. 
Trois mois plus tard, par un courrier du 14 janvier 1941, elle en vient donc à accuser la société de « mauvaise volonté » et commence à la menacer de sanctions en cas de retard dans les livraisons. En réponse, l’entreprise décide de mettre en place un système d’heures supplémentaires bien que ce soit contraire aux lois en vigueur.
Pendant tout l’été 1942, après qu’une délégation de techniciens venus de Berlin se soit déplacée en février-mars pour effectuer un diagnostic, les frictions et incidents se multiplient avec les Autorités allemandes qui déplorent maintenant la mauvaise qualité des filets de camouflage se révélant défectueux à l’usage. Elles n’hésitent plus à considérer ces malfaçons, à l’instar des retards dans la fabrication, comme des actes de « sabotage dans la production » (qualification qui sera d’ailleurs revendiquée par la société à la Libération.
 
Le 17 août 1944, la fabrication est arrêtée par ordre des Autorités allemandes et deux jours plus tard le dernier allemand quitte l’usine. 

Sous contrôle américain - 1944-45
La situation est une nouvelle fois critique pour la S.A.F.I. puisqu’elle se trouve sous le coup d’une expulsion et doit donc quitter les lieux sans délai. La Société Peugeot ne manque pas d’ailleurs de le lui rappeler le 29 septembre 1944. 
 
L'annexe de l'avenue de Verdun. 

Fort heureusement pour elle cependant, l’état-major américain s’intéresse, à son tour, de près à ses fabrications. Dès le 2 octobre 1944, le quartier général du 604 th Engineer Camouffly Battalion, fort d’un effectif d’environ 165 officiers et soldats, cantonne dans l’usine tandis qu’un accord est conclu aux termes duquel la S.A.F.I. obtient la quasi-exclusivité de la production française dans le domaine du camouflage. Elle va donc pouvoir se maintenir dans les lieux ! De fait, 14 jours plus tard, le 16 octobre, l’usine est remise en marche, sous la tutelle bien sûr du 604 e Bataillon. Toutefois comme celui-ci refuse de conserver le modèle de filet utilisé par les Allemands, la production se diversifie et se décline en filets baobab, filets papier, filets mixtes, filets alfa…
 
L'implantation du CNET - 1946
Les P.T.T. prennent petit à petit possession des locaux, en accord avec les services américains dont le départ complet n’a lieu qu’en novembre 1945. La S.A.F.I. quant à elle ne quittera définitivement les lieux qu’après avoir fait procéder à l’enlèvement de toutes ses installations et constructions, opération qui se poursuit jusqu’en 1946. A cette date, le futur CNET (ci-dessous) commence à s'y implanter. 
Les nouveaux arrivants sont heureux d’y trouver un équipement sportif inattendu, (réalisé par les Allemands ou les Américains ?), dont ils vont pouvoir profiter quelque temps : « une piscine en plein air, le long de la rue Victor-Hugo, d’une trentaine de mètres de long, une douzaine de large, [...] cernée par des grillages, sur lesquels s'accrochaient des filets de camouflage d'engins militaires en guise de pare-vent… »  (Bulletin du personnel du CNET, 1966). Mais cela est une autre histoire (http://www.historim.fr/2017/01/orange-quitte-issy-les-moulineaux-en.html). On ne pouvait rêver de conclusion plus souriante ! Florian Goutagneux.
 
Vue générale des bâtiments du CNET, prise rue du Général Leclerc. © Alain Bétry

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